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L'agitation politique en Turquie va considérablement affaiblir la mainmise d'Erdogan sur le pouvoir

US Rep. Ilhan Omar (D-MN) (L) talks with Speaker of the House Nancy Pelosi (D-CA) during a rally with fellow Democrats before voting on H.R. 1, or the People Act, on the East Steps of the US Capitol on March 08, 2019 in Washington, DC. (AFP photo)

Par Farzaneh Ashoorioun

En Turquie, les manifestations contre l'emprisonnement du maire d'Istanbul, Ekrem Imamoglu, se poursuivent malgré la répression policière et l'arrestation de manifestants. L'interdiction des rassemblements publics dans les trois plus grandes villes du pays – Istanbul, Izmir et Ankara – a été prolongée jusqu'au 1er avril.

Le site Press TV s'est entretenu avec Mehdi Seif Tabrizi, analyste des affaires stratégiques qui a beaucoup travaillé sur la politique turque, sur les implications de ces troubles pour la Turquie et l'avenir politique du président Recep Tayyip Erdogan.

Q. La Turquie a été en proie à de vastes manifestations ces dernières semaines suite à l'arrestation du maire d'Istanbul, Ekrem Imamoglu. Quelles sont les accusations portées contre lui ?

R. Les accusations portées à l’encontre d’Ekrem Imamoglu, maire d'Istanbul et principal rival officiel du président Recep Tayyip Erdogan pour les élections anticipées, sont nombreuses et variées. Il s'agit notamment d'acceptation de pots-de-vin, de collaboration avec des « organisations terroristes », de création de sociétés écrans pour contourner les réglementations municipales et obtenir illégalement des projets, et de coopération avec des groupes kurdes lors des élections municipales. Il existe également des accusations de falsification de diplômes universitaires, sa maîtrise ayant été révoquée par l'université près de 20 ans plus tard.

Il est évident que nombre de ces accusations sont motivées par des considérations politiques. L'annulation de son diplôme universitaire le disqualifie de facto de toute candidature aux élections. Des rapports indiquent qu'au cours de deux interrogatoires, il a été blanchi des accusations de liens avec des groupes terroristes. Cependant, des accusations de corruption financière persistent, qui, compte tenu de son mandat de maire d'Istanbul, semblent également avoir des motivations politiques.

Q. Quel est l'impact de l'arrestation d'Imamoglu sur la politique turque, étant donné qu'il est actuellement considéré comme le principal rival politique d'Erdogan ?

R. L’impact de l’arrestation d’Imamoglu peut être analysé en deux grandes catégories :

1- Effets sur le fonctionnement des partis politiques

2- Le climat politique qui règne dans la société turque

Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, devrait recourir à  la même stratégie contre les partis d'opposition qu'après la tentative de coup d'État de 2016. La première phase impliquera probablement des arrestations massives, suivies de nouvelles détentions sous prétexte de menaces à la sécurité nationale. Cela pourrait conduire à l'incarcération d'autres personnalités clés, comme Ozgur Ozel, actuel chef du Parti républicain du peuple (CHP), ainsi que d'autres membres importants.

Des rumeurs circulent déjà sur l’arrestation potentielle de Mansur Yavaş, maire populaire d'Ankara et autre rival majeur d'Erdogan. Cependant, le climat politique actuel représente un défi pour Erdogan, car des partis d'opposition qui n'avaient auparavant aucun lien idéologique avec le CHP lui ont exprimé leur solidarité lors de récentes manifestations.

L'impact sociétal plus large des actions d'Erdogan pourrait être encore plus grave, exacerbant potentiellement les divisions politiques en Turquie. Sa décision maladroite a renforcé l’impression d'un recul de la démocratie dans le pays. Les manifestations ne se limitent pas aux groupes laïcs : des segments de la population religieuse turque, dont d'anciens partisans d'Erdogan, ont également rejoint les manifestations.

Q. Cela fait-il partie d’une stratégie visant à écarter ou à éliminer des rivaux avant les prochaines élections ?

R. Ces actions peuvent être pleinement interprétées dans ce contexte. Lors de la précédente élection présidentielle turque, Imamoglu était déjà le principal rival d'Erdogan. Cependant, dans les mois qui ont précédé le scrutin, la justice turque a porté plainte contre lui.

Selon la législation électorale turque, un candidat ne peut se présenter si une affaire judiciaire est en cours. Par conséquent, Imamoglu a été exclu de la phase finale de la course présidentielle, malgré ses fortes chances de victoire.

Or, d'après les récents sondages, le parti d'Erdogan estime que si la tendance actuelle se poursuit, ses chances de remporter des élections anticipées diminueront considérablement. Par conséquent, en recourant à la même stratégie, il cherche une fois de plus à éliminer ses rivaux politiques.

Q. Quelles sont les principales revendications des manifestants ? S'agit-il uniquement de la libération d'Imamoglu ?

R. Au départ, les manifestants, en particulier les étudiants des universités turques, exigeaient la libération du maire populaire d'Istanbul, Imamoglu.

Cependant, en raison de la réaction de la police et de la gestion de la situation par les responsables politiques, leurs revendications ont évolué. Aujourd'hui, la principale revendication des jeunes et des manifestants turcs est la démission d'Erdogan et son départ du pouvoir.

Q. Les manifestations actuelles dépassent-elles le seul parti d'opposition ?

A. Plusieurs jours après le début des manifestations, de nombreux partis politiques et personnes de divers horizons politiques et religieux ont exprimé leur solidarité et leur soutien au groupe principal de manifestants.

Q. L’opposition va-t-elle s’unir ou rester divisée ?

R. Actuellement, une alliance relativement fragile s'est formée entre les forces d'opposition. Cependant, l'approche du gouvernement envers les partis politiques et la gestion des manifestants par les forces de sécurité joueront un rôle crucial dans le renforcement ou la division de l'opposition.

Q. Dans quelle mesure le système judiciaire turc est-il indépendant à la lumière de cette affaire ?

R. Après le coup d'État raté de 2016, Erdogan a procédé à une purge en profondeur au sein de l'armée et du système judiciaire. Actuellement, il est évident que tous les principaux organes décisionnels du système judiciaire turc sont contrôlés par le Parti de la justice et du développement (AKP). Par conséquent, on peut dire que le pouvoir judiciaire manque d'indépendance en matière politique.

Q. Comment la communauté internationale a-t-elle réagi aux manifestations en Turquie ? Quel impact cette situation pourrait-elle avoir sur les relations extérieures de la Turquie ?

R. L'une des principales raisons pour lesquelles il est peu probable que ces manifestations débouchent sur un changement politique structurel est l'absence de soutien étranger.

Les puissances européennes sont réticentes quant à l'aliénation de la Turquie ou à la prise de distance avec Erdogan, car elles considèrent la Turquie comme un allié crucial pour contrer l'influence de Trump dans le paysage géopolitique actuel. La situation en Syrie décourage également les États-Unis d'affronter la Turquie, car Istanbul contrôle effectivement l'administration dirigée par Jolani à Damas.

De même, les pays arabes, en raison de leurs intérêts stratégiques en Syrie, préfèrent accroître leur influence au sein de la structure dirigeante syrienne plutôt que d’entrer en conflit avec un gouvernement dirigé par des Ikhwanis à Damas et à Istanbul.

Bien que la dépendance de la Russie à l'égard de la Turquie, exacerbée par la guerre en Ukraine, ait quelque peu diminué, Moscou reste favorable au maintien au pouvoir d'Erdogan. Par conséquent, les nations et institutions occidentales devraient se limiter à des déclarations verbales plutôt qu'à des actions concrètes.

Q. Les médias ont-ils pu couvrir les manifestations de manière impartiale ?

R. Près de 80 % des médias turcs étant sous contrôle de l'État, une couverture ouverte et impartiale des manifestations est peu probable. De plus, plusieurs journalistes auraient été arrêtés ces derniers jours.

Q. Les manifestations pourraient-elles dégénérer en une crise plus profonde ?

R. Les institutions étatiques turques sont extrêmement solides, d’autant plus qu’Erdogan s’est fortement attaché à les consolider depuis la tentative de coup d’État de 2016. Bien qu’il soit peu probable que ces manifestations entraînent un changement structurel du gouvernement ou la destitution d’Erdogan, elles influenceront sans aucun doute les prochaines élections turques.

Peu importe si Imamoglu, Mansur Yavaş ou un autre candidat se présente contre Erdogan, la société turque votera principalement pour s'opposer aux 30 ans de règne d'Erdogan.

Q. Comment ces troubles affecteront-ils l’économie turque ?

R. Suite à l'arrestation du maire d'Istanbul, la livre turque a chuté à son plus bas niveau depuis des décennies, et la bourse a réagi fortement négativement. Avec une inflation dépassant les 90 % ces dernières années, ces évolutions vont probablement accroître le mécontentement de la population. Cette instabilité économique pourrait devenir le talon d'Achille d'Erdogan lors des prochaines élections.

Q. Comment cette crise se compare-t-elle aux précédentes en Turquie? 

R. La crise actuelle semble avoir des implications plus vastes et plus profondes, car elle a uni divers partis politiques et, surtout, divers segments de la société turque autour d'une cause commune. Cela affaiblit considérablement la capacité d'Erdogan à consolider son soutien avant les élections.

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SOURCE: FRENCH PRESS TV