Verda Özer est un journaliste du journal turc Hürriyet. Son article veut contredire le vice-président des Etats Unis Joe Biden, et donc la ligne officielle de Washington, selon qui les Etats où son pays intervient pour « maintenir la paix » sont des structures artificielles et qu’il faut se préparer à leur éclatement en entités plus petites mais plus homogènes.
Les mots du vice-président des Etats Unis Joe Biden ont fait l’effet d’une bombe cette semaine.
« Pensez à tous ces endroits où nous essayons de maintenir la paix. Ce sont des endroits où nous avons tracé des lignes artificielles, créé des Etats artificiels, constitués de groupes culturels, ethniques et religieux distincts, et nous avons dit, "C’est pour vous ! Vivez ensemble !" », a-t-il dit.
L’endroit qu'il qualifiait principalement d'« artificiel » était l’Irak, étant donné qu’il a tenu ces propos dans l’ambassade américaine à Bagdad au cours de sa première visite en Irak depuis cinq ans.
Le même jour, le New York Times rapportait que les « officiels des Nations unies à Bagdad ont discrètement commencé à étudier comment la communauté internationale pourrait gérer un éclatement du pays. »
Le moment de la visite de Biden et ces déclarations sont loin d’être des coïncidences. L’Irak a été littéralement mis en lambeaux. Et en premier lieu, le gouvernement central à Bagdad est complètement dysfonctionnel depuis février dernier. Aucun des ministères n’est en situation de pouvoir travailler.
La principale raison en est que l’opposition au premier ministre chiite Haïder al-Abadi et à son gouvernement est devenue hors de contrôle, à cause de sa politique sectaire et d’allégations de corruption. C’est pour cette raison qu'al-Abadi avait promis de former un nouveau gouvernement constitué uniquement de technocrates le 9 février. Il a cependant été incapable d’y parvenir pour l’instant. Par conséquent, l’équilibre des pouvoirs dans le pays, qui est façonné par les tendances sectaires, s’est retrouvé complètement sens dessus dessous.
Ce qui indique fortement que le sectarisme va sonner le glas pour al-Abadi exactement comme ce fut le cas pour le premier ministre chiite Nouri al-Maliki en 2014. En d’autres termes, l’Irak ne va nulle part.
La tension ancienne entre Bagdad et Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, s’étale au grand jour. Les deux parties s’accusent mutuellement de ne pas respecter l’accord qu’elles avaient conclu le 2 décembre 2014 sur le partage des revenus du pétrole.
Cela s'est, à son tour, transformé généralement en conflit entre Kurdes et chiites à travers le pays. Il y a eu tout récemment une escalade dans les affrontements, particulièrement du côté de Kirkouk, que Bagdad et Erbil se disputent depuis longtemps. En outre, les Turkmènes chiites combattent aussi aux côtés des milices chiites contre les Kurdes dans les zones de conflit. Autrement dit, les conflits ethniques et religieux sont devenus intriqués.
Par ailleurs, le fait que Daesh soit leur ennemi commun ne change en rien la situation. Au contraire, la lutte contre Daech a changé l’équation sur le terrain en faveur des Kurdes en étendant leur territoire d’environ 40 % depuis 2014, ce qui n’a fait qu’attiser la confrontation.
La tension entre chiites et sunnites, d’autre part, est omniprésente dans le pays depuis des dizaines d’années. Elle s’est pourtant encore aggravée à un tel point récemment que « l’opération de grande ampleur pour reprendre Mossoul » qui doit être lancée en septembre ou en octobre devrait, dit-on, interdire aux milices chiites d’accéder au centre-ville afin d’éviter tout affrontement éventuel avec les sunnites qui sont majoritaires dans la ville.
Avec tout ça, les chiites sont aussi divisés entre eux. Le leader religieux chiite Moqtada al-Sadr a appelé avec de plus en plus de force à la démission d’al-Abadi. La même chose s’observe du côté du parti politique chiite d’al-Maliki, Dawa.
Compte tenu de tous ces éléments, l’Irak sera-t-il capable de combattre Daech dans ces conditions ? En outre, Daech lui-même n’est-il pas issu de la confrontation sectaire ? Il ne semble par conséquent guère possible de sauver à brève échéance l’Irak de Daech et d’empêcher la dissolution de l’Etat à long terme.
La Syrie est pour sa part dans la situation d'un mort-vivant depuis un certain temps. La communauté internationale considère même sa dissolution comme plus probable et imminente que celle de l’Irak.
En novembre 2014, j’ai eu la chance d’avoir un tête-à-tête avec Richard Haas, le président du Council on Foreign Relations (CFR), le think tank américain le mieux établi. Haas est l'un des plus éminents penseurs et concepteurs de politiques aux Etats-Unis, ayant coordonné les politiques de Washington en Irak et en Afghanistan à des moments critiques.
Haas m’avait dit que « pour le moment, les Etats-Unis préfèrent un Irak unifié, avec les Kurdes ayant une autonomie plutôt que l’indépendance ». Il considère cependant que ce n’est pas une perspective réaliste dans le futur parce que nous avons déjà franchi le point de non-retour aussi bien en Irak qu’en Syrie.
« L’avenir de la Syrie ne se situe plus dans le cadre de paramètres nationaux. Le pays est déjà partitionné. Al-Assad, ou quelqu’un comme lui, gouvernera la région alaouite, pas l’ensemble du pays. Les Kurdes auront une autonomie significative. El les sunnites se débattront entre Daech et différentes tribus, » avait-il expliqué.
Dans un tel scénario, les zones sunnites en Irak et en Syrie seraient à cheval des deux côtés de la frontière. La même chose pourrait se passer pour les zones kurdes. Et un tel changement fondamental de la carte de la région affectera certainement aussi la Turquie.
En réponse à ces vagues de désintégration, la Turquie doit se tenir hors de ces conflits dans toute la mesure de ses capacités et se préparer à tous les scénarios possibles. Plus important, elle doit faire valoir la paix et l’unité à l’intérieur de ses propres frontières.
Enfin et surtout, je voudrais en finir avec des histoires de « nature artificielle ». Existe-t-il quelque part une « frontière naturelle » ? Les frontières de tous les Etats-nations du monde ont été tracées un jour d’une manière ou d’une autre. Ce qui importe vraiment, c’est de ne pas en créer de nouvelles, et au contraire d’effacer les frontières internes à nos territoires que nous tendons à créer nous-mêmes. Après tout, ce sont des frontières artificielles.
Par Verda Özer, Hürriyet (Turquie) 7 mai 2016 ; traduction de l’anglais de Djazaïri (revue par l'équipe de PressTV)