Par Ghorban-Ali Khodabandeh
L'Assemblée nationale française a rejeté lundi 11 décembre le projet de loi controversé sur l'immigration, un coup de tonnerre qui sonne comme une déroute personnelle pour le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin et une défaite politique pour Emmanuel Macron. M. Darmanin s’est immédiatement rendu lundi soir à l’Elysée, où il a remis sa démission au président de la République qui l’a refusée.
La motion de rejet préalable au projet de loi, défendue par le groupe écologiste, a été approuvée par 270 voix contre 265, réunissant les voix de toutes les oppositions. Son adoption entraîne l'interruption de l'examen du texte avant même que ne soient abordés les articles au fond. La gauche et l'extrême-droite ont salué debout dans l'hémicycle l'adoption de la motion de rejet, des députés de gauche appelant à la démission du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. Ce rejet est un camouflet pour ce dernier, qui avait fait le pari de trouver un chemin, notamment avec la droite, pour faire passer son texte à l'Assemblée nationale, après son adoption au Sénat dans une version fortement durcie.
Loi Immigration : chronique d’une majorité politique introuvable
La majorité s’est heurtée aux députés de gauche des groupes Gauche démocratique et républicaine, France insoumise, écologiste et socialiste, qui dénoncent un projet de loi inhumain et faisant un amalgame entre étrangers et criminalité. Mais aussi aux voix du Rassemblement national et d’une partie du groupe « Les Républicains», partisans, à l’inverse, d’un durcissement de ce dernier. C’est un lourd échec politique pour toute la majorité, et d’abord pour Gérald Darmanin : le ministre de l’Intérieur s’était, avec opiniâtreté, placé aux avant-postes de la bataille parlementaire et médiatique. Il n’a pas réussi, malgré ses contorsions et ses accommodements successifs, à trouver une voie moyenne entre le plus de fermeté et le plus d’ouverture dans l’accueil des immigrés.
C’est un raté également pour Elisabeth Borne qui, en tant que Première ministre, se faisait fort de démontrer qu’elle pouvait trouver une majorité. A l’évidence, c’est non, et ceci pèsera lourd sur la suite de son mandat à Matignon. Enfin, c’est une défaite pour Emmanuel Macron, son premier véritable échec législatif depuis sept ans. Il revient maintenant au président de la République de dire ce qu’il compte faire de ce projet de loi ingérable et des acteurs qui devaient le faire adopter.
En effet, la motion de rejet est le résultat d’une stratégie de l'exécutif consistant à rechercher une majorité politique introuvable pour un texte par nature clivant sur lequel s’opposent droite et gauche.
La motion de rejet a été soutenue, en plus des élus de gauche, par les députés Les Républicains (LR) et Rassemblement national (RN). L’aile gauche de la majorité présidentielle et les députés de gauche – du Parti socialiste (PS), d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), du Parti communiste (PCF) et de La France insoumise (LFI) – ont d’abord détricoté en commission, du 27 novembre au 2 décembre, la plupart des mesures introduites par la droite au Sénat. Si bien que le texte présenté lundi après-midi dans l’Hémicycle ne ressemblait plus vraiment à celui voté au Sénat, au grand désarroi de LR.
En subissant la première motion de rejet adoptée par l’Assemblée nationale depuis la création de cette procédure en 2019, le gouvernement touche ainsi aux limites du « en même temps » prôné par Emmanuel Macron depuis 2017. Ce qui était possible lors du premier quinquennat, avec une majorité absolue, ne l’est plus désormais avec une majorité relative et des oppositions renforcées. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’une loi Immigration dont l’origine est avant tout politique et à chercher dans la volonté du gouvernement de ne pas laisser à l’extrême droite une thématique sur laquelle elle prospère.
Gérald Darmanin avait joué ces derniers mois sur les deux tableaux. Du côté droit, pour convaincre la droite d’un texte qui permettrait l’expulsion d’immigrés délinquants. Du côté gauche, en ouvrant la porte à une régularisation très partielle de travailleurs sans papiers. Il s’est aliéné tout le monde. Neuf membres de la majorité étaient en outre absents lors du vote, ce qui aurait pu le faire basculer.
La question de l’immigration a rétabli le clivage gauche-droite, au risque de fissurer la majorité présidentielle, dont une partie n’a pas accepté les attaques les plus liberticides de la droite et souhaitait une régularisation, même très partielle, des travailleurs sans papiers. Le gouvernement subit là une défaite cuisante.
Enfin, et c’est peut-être la donnée la plus importante pour Gérald Darmanin, même la Macronie se divise sur ce texte. L’aile gauche de Renaissance, emmenée notamment par le président de la commission des lois Sacha Houlié, n’a pas digéré les concessions faites au Sénat par leur ministre de l’Intérieur, en particulier sur l’AME, l’aide médicale d’État, la régularisation des sans-papiers dans les métiers en tension ou le délit de séjour irrégulier – supprimé depuis en commission.
Quels sont les choix possibles pour le gouvernement ?
L’avenir du texte de loi est désormais entre les mains du gouvernement, qui devra trancher entre trois options qui présentent toutes des inconvénients. Le texte pourrait ainsi être renvoyé devant le Sénat, dans la version qui y a été votée en novembre, ou bien poursuivre son parcours législatif en commission mixte paritaire, où sept députés et sept sénateurs devront plancher sur une version de compromis. Enfin, le gouvernement peut choisir de le retirer, actant son désaccord avec les parlementaires.
Le président français Emmanuel Macron a tranché: malgré la gifle reçue à l'Assemblée nationale, le projet de loi sur l'immigration poursuivra son parcours en commission mixte paritaire à la recherche d'un compromis, écartant toute dissolution ou utilisation du 49.3 en dépit du feu nourri des oppositions.
Au lendemain du coup de tonnerre provoqué par le rejet du projet de loi par les députés avant même le début de son examen, le président de la République a fustigé en Conseil des ministres le «cynisme» et «le jeu du pire» des oppositions qui veulent «bloquer le pays».
Signe du séisme, le chef de l'Etat a convoqué dans la soirée un dîner de près de trois heures à l'Elysée autour d'une demi-douzaine de ministres parmi les plus politiques, sa cheffe du gouvernement, et des cadres de la majorité, dont les rapporteurs du texte sur l'immigration.
Au menu: élaborer la riposte politique et trouver un chemin de crête pour accoucher d'un texte, malgré l'important revers essuyé lundi.
Selon trois participants, M. Macron a écarté l'hypothèse d'une dissolution ou d'un 49.3 pour passer en force, donnant «mandat aux parlementaires de négocier, sans fixer lui-même le cap».
Le sort de ce projet de loi est désormais exclusivement remis entre les mains d'une commission mixte paritaire, CMP, que le gouvernement convoquera «au plus vite», afin de «chercher un compromis entre la majorité et les oppositions», a déclaré le porte-parole Olivier Véran.
Et si cette CMP échouait, le texte serait donc abandonné, sans nouvelle lecture à l'Assemblée ou au Sénat, a-t-il été conclu mardi soir, après un an et demi de revirements, tractations et péripéties.
En attendant, les grandes manœuvres ont déjà démarré: Elisabeth Borne a échangé deux fois mardi avec Eric Ciotti, selon le patron de LR, mais aussi avec le chef de file des sénateurs LR Bruno Retailleau, d'après une source parlementaire.
La Première ministre fonde en tout cas tous ses espoirs sur une entente avec la droite, après avoir encore eu des échanges houleux avec les bancs de gauche mardi.
Mais ce rejet de la loi Immigration à l’Assemblée nationale est avant tout gênant pour l’exécutif dans son ensemble et en particulier pour Élisabeth Borne, qui risque, si elle compte adopter ce texte malgré tout, de devoir utiliser une nouvelle fois le 49.3, soit le 21e en un an et demi à Matignon. De quoi poser un sérieux problème politique, notamment après son utilisation controversée au printemps sur la réforme des retraites.
Question migratoire, un sujet inflammable
La France compte 5,1 millions d'étrangers en situation régulière, soit 7,6% de la population. Elle accueille plus d'un demi-million de réfugiés. Les autorités estiment qu'il y aurait de 600 000 à 700 000 clandestins. Après maints remaniements et allers-retours entre les deux chambres du Parlement, le volet répressif du projet de loi a largement pris le dessus, de l'avis de nombreux observateurs, en facilitant notamment l'expulsion d'étrangers jugés dangereux, une demande forte à droite. Selon un récent sondage, deux tiers des Français pensent que l'immigration extra-européenne peut être un danger pour la France. Pour tempérer ce tour de vis sécuritaire, l'exécutif avait dans le même temps promis de faciliter la régularisation des clandestins employés dans des métiers «en tension», où la main d'œuvre est difficile à trouver, un thème cher à la gauche et à une large partie du camp présidentiel. L'aide médicale d'Etat (AME) - qui couvre à 100% les frais de santé des sans-papiers présents sur le sol français depuis au moins trois mois, que le Sénat avait remplacée par une aide médicale d'urgence, devait aussi être rétablie. Une réunion de crise du camp présidentiel a été convoquée dans la foulée à l'Assemblée selon une source ministérielle, pour décider de la marche à suivre.
Pour satisfaire les 72 % de Français jugeant nécessaire un meilleur contrôle de l’immigration, selon un récent sondage Odoxa pour Public Sénat et la presse régionale, le projet de loi possède une jambe droite davantage musclée que sa jambe gauche. Mais pas suffisamment pour satisfaire la droite et l’extrême droite, qui entendent supprimer l’aide médicale d’État (AME) et ne veulent absolument pas entendre parler de régularisation des travailleurs sans papiers. Et beaucoup trop pour la gauche, pour qui cette éventuelle régularisation ne suffit pas à faire oublier les restrictions d’accès au titre de séjour pour soins, le durcissement du regroupement familial ou l’instauration d’un débat annuel sur les quotas migratoires.
Ghorban-Ali Khodabandeh est un journaliste et analyste politique iranien basé à Téhéran.